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Caricactus, Le blog de Piet
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8 juillet 2015

6 mois après, je ferai tout pour être Charlie.

" Ohéheinbon, on est tous Charlie, ça va on a compris. On va pas porter le deuil le 7 de chaque mois, si ? "

- Non, c'est mieux de le faire tous les jours.

 

Je ne sais pas comment ça se passe dans la tête de mes jeunes collègues qui comme moi n'ont (pour le moment) que la moitié d'un orteil dans le monde merveilleux du dessin de presse. Dans la mienne, il y a un troisième hémisphère (oxymore) qui s'est créé, en plus de ceux de la créativité et de la réflexion. Un genre d'hémisphère "Charlie", qui devient un nouveau filtre de lecture pour tout et n'importe quoi. C'est dingue comment un fait divers peut recomposer la lecture du paysage politique, du moins en partie. On a été dreyfusard ou antidreyfusard, pour ou contre l'Union sacrée en 1914, pétainiste ou résistant, pro ou anti mai 68, pro Palestine ou pro Israël, Dieudonniste ou pas, et maintenant, on est ou on est pas Charlie. Le nombre de fois où je me permets de juger une personne en me disant "Attend, est-ce qu'il a pas une gueule à dire " Je suis Charlie, mais... " ? "

Quoi qu'il en soit, je ne m'en remets pas de ce 7 janvier. Même s'il m'est arrivé de critiquer les choix de Charlie Hebdo et de changer d'avis plusieurs fois, parfois dans l'heure qui suit. Même si je ne connaissais que très partiellement le boulot de ceux qui sont morts, voire pas du tout. Même si avant janvier je n'avais pas acheté un Charlie Hebdo depuis... Depuis... Depuis quand déjà ? Et ce pour plein de raisons. Déjà parce que j'ai découvert la presse satirique avec Siné Hebdo et ses fidèles, un canard monté par un dessinateur qui s'était fait virer de Charlie Hebdo par Philippe Val pour des propos soit-disant antisémites. Alors forcément, on part avec un regard négatif sur le titre. Aussi parce que je ne vais pas souvent au kiosque à journaux, malgré mes études de journalisme. Et quand j'y vais, c'est pour chercher de la nouveauté. Charlie Hebdo, c'était du déjà vu. Le journal des jeunes de 20 ans d'il y a 20 ans.

Et il suffit d'un petit sms du daron, le 7 janvier, pour que ça change. "Fusillade à Charlie Hebdo, 10 morts". Oh putain. Oh putain ! Ça plus la dalle de midi, les jambes flageollent déjà. Ils ont du buter Charb, c'est sûr. Et Cabu. Et Luz. Et Camille Besse, qui dessinait aussi des trucs pour Zélium, pas elle ?! Et Coco qui s'était foutue de ma gueule à Satiradax deux ans plus tôt ?! " Meuh il est tout jeune lui, il a encore la morve au nez ! " Merdalors.



Coup du fil du daron.

" Ça va ?

-...

-Tu connaissais tu monde là bas ?

-Je... Je sais pas si ils/elles y bossent encore, ça fait tellement longtemps que je l'ai pas acheté. Mais j'en avais rencontré quelques un(e)s en séance de dédicaces ou en festoche, ouais.

-C'était pas une grosse grosse rédaction hein. Tu sais, s'il y a vraiment dix morts... "


Je sais, merci. Vu que j'étais sur le point de manger, je raccroche après une blague piteuse à base de steak tartare. Humour noir. Continuer à rire et à se foutre de tout quoi qu'il arrive.


C'est parti pour une course au fil Twitter avec un portable à bout de souffle, un réseau à la liaison approximative et une pote en renfort, au cas où je tombe de ma chaise. 

" Arrête Pierre, tu te fais du m...

-Chhht ! ... Oh putain, pour Charb et Cabu c'est sûr apparemment.

-'Connais pas. 

-Et aussi Wolinski, Bernard euh... Maris (Cékiçuilà ? Quand j'achète Charlie Hebdo je deviens illetré, je regarde que les images. Honte à moi) et... TIGNOUS ! "

Là, mon timbre de voix s'approche de celui de Jean-Michel Aphatie en train de chanter du Balavoine. Aiguë et chevrotant à souhait.
Tignous... C'est celui que je connaissais le moins mal. Alors que j'avais complètement oublié que c'était un des fondateurs de Charlie Hebdo 2e génération, moi qui achetait plutôt Marianne quand je prenais le train, c'est dire ! Tignous, à qui j'avais tenu la jambe à Satiradax, en profitant d'une heure creuse pour aller lui parler. J'avais cru comprendre que c'était naze de commencer une conversation par " J'adooore ce que vous faites " quand on rencontre des dessinateurs un peu potaches. Du coup j'avais préféré engager la conversation en me foutant ouvertement de sa chemise bariolée. Celle-là même :

Tignous, Dax 2012

 

Au bout d'un quart d'heure, il m'a lâché un " Je te trouve désagréable Piet, tu me plais. " J'avais pris ça comme un " Bon bah bienvenue dans la presse satirique. Y a pas de champagne mais on a de la Kro et des blinis au pâté Hénaff fais comme chez toi. " J'étais reparti comme un toutou fier d'avoir eu son sucre après avoir fait le beau.

Pfuiiit, a plus de Tignous. Terminé. Sur Facebook, les réactions des copains de Zélium et des autres se mêlent. Les dessinateurs sont encore silencieux. Sûrement en train d'aller aux nouvelles. "On mon dieu, ils ont buté Tignous. Espèces d'enfoirés ! ", comme dans South Park. Ça fait 6 mois que j'ai ça dans un coin de ma tête.

" Putain, Tignous !!!

-Désolée hein, je sais pas qui c'est... Il était connu ? "

Ben... euh... Voilà, c'était ça les victimes de Charlie Hebdo. Des célébrités dont on a appris l'existence le jour de leur mort, comme ces vedettes retirées de la vie publique depuis des années et qui nous sont inconnus parce que " Ah mais oui t'as pas connu toi, c'était pas ta génération."

" Je peux te faire écouter du Booba, si ça peut te remonter le moral "

Ouais ouais, ce Booba là. Après tout pourquoi pas, ça collait merveilleusement bien avec l'image de ma propre morve qui se répandait sur la table où j'étais avachi.

Expédions rapidement les souvenirs du 7 janvier : les larmes aux yeux devant mes élèves allemands auxquels je fais l'aide aux devoirs en français, alors que j'actualise discrètement mon fil Facebook sur mon portable. Un saut dans le premier train pour Berlin pour aller au rassemblement devant l'ambassade de France. Les bougies, les portraits des disparus, des Allemands qui scandent avec un accent à couper au couteau " Oui, le troit à la carhicaturrr' ! Oui, la liberté d'ezpression ! " Les larmes et la colère le soir chez moi, l'envie de taper à l'aveugle, de ne pas mettre de l'huile sur le feu, mais d'arroser directement avec une pompe à essence. " Ah on a pas le droit caricaturer Mahomet ? Tu vas voir tiens, je vais lui faire le cul comme le drapeau du Japon ! " Avant de tomber le lendemain sur une interview de Giemsi, qui pense qu'il faut garder la tête froide et que vomir des caricatures du Prophète par paquets de dix en guise de réaction, ça serait très con. Hm. Certes.

Qu'importe. Jusque là, je me tâtais un peu sur le dessin de presse. C'est beaucoup de travail pour être publiable. Et être publiable ne veut pas dire qu'on serait publié. Et encore moins payé ! Et puis, c'est pas vraiment ce qu'il y a de plus considéré. Va faire comprendre au quidam que c'est un boulot d'éditorialiste, que tu as autant de choses à dire que Nicolas Demorand ou Christophe Barbier, mais qu'au lieu de l'exprimer à coups de métaphores filées piochées dans la mythologie grecque pour bien montrer que t'as fait Khâgne et Normal Sup', tu le fais avec des p'tits Mickey. Y a que Jul qui peut les test en culture antique. Bref, dessinateur de presse c'était à peine une option qui s'éloignait un peu plus au fur et à mesure que la fin des études approchait, alors que je n'étais toujours pas au point graphiquement. Et puis merde, la promesse est parti comme un pet, sur le coup de la colère. Tant qu'il y aura des enflures comme les frères Kouachi, il y aura des beignes à donner. Et il y aura du boulot. Je serai dessinateur de presse, point.

C'est ce que j'essaie de faire depuis 6 mois. Garder cette colère et cette hargne intacte, pour tenir cette promesse. Pour l'instant c'est très facile. Je n'écoute plus France Inter quand je dessine, je me repasse en boucle le discours de Patrick Pelloux aux obsèques de Charb, histoire de me rappeler l'état dans lequel j'étais quand c'est arrivé. Et puis je peux encore dessiner bénévolement pour des supports comme 8e Étage tant que je suis subventionné par papa/maman. C'est pas payé, mais ça fait de la pub (un peu). Ça sera peut-être différent quand il faudra faire bouillir la marmite soi-même. Peut-être qu'il faudra redescendre sur terre et trouver un "vrai" métier. Genre rédacteur à BFM TV ou attaché de presse à la Commission Européenne. Ou bien peut-être qu'en cumulant des crobards et des piges comme correspondant en Allemagne, je serai capable de garder la tête hors de l'eau, on peut bien rêver.

Patrick Pelloux : hommage à Stéphane Charbonnier dit Charb (intégrale)

 

Mai pourquoi t'envoies rien à Charlie Hebdo ?

Même une fois passée la peur de paraître obscène en prenant la place des morts, je n'ai pas postulé à Charlie Hebdo. Pour quoi faire ? Ils savent où trouver de bons dessinateurs. Ils ramassent les candidatures spontanées par paquets de dix, sûrement meilleures que ce que j'ai à proposer. Un jour peut-être... En attendant, je préfère continuer à progresser tranquillement, participer à d'autres projets où il n'y a pas d'héritage culturel, où la ligne éditoriale n'est pas à respecter mais à créer. L'esprit Hara-kiri c'est une super source d'inspiration et une grosse influence, mais c'est normal de vouloir créer autre chose.

Il n'y a plus qu'à continuer, à ne pas se laisser abattre par les portes qui claquent où les critiques sans concession des dessinateurs professionnels sur son travail. Et garder à l'esprit que par rapport à ceux qui sont partis, on est quelque part entre le lacet de leur pompes et leur cheville.


Charlie 6 mois après 001

 

Et la bonne nouvelle, c'est que même si l'effet Charlie se dégonfle, il faut reconnaître que le dessin de presse fait de nouveau partie des centres d'attention des médias. Les sujets de multiplient, on est parfois invité à s'exprimer, même les plus jeunes comme moi. Est-ce que je fais partie de la " nouvelle génération " ? Sûrement pas. Ceux et celles qui émergent maintenant on désormais la trentaine bien tassée. Je serais peut-être de la prochaine fournée, avec un peu de chance et beaucoup de travail... Mais oui, il y a un peu plus de place pour le dessin (on a vu Le Monde lancer des séries de strips récemment) et il y en aura encore un peu plus avec un peu de chance conjuguée à de sacrées doses de travail et d'inventivité. Dans un "Envoyé spécial" diffusé fin juin, Guillaume Doisy, un historien spécialisé dans la caricature politique, voyait le dessin de presse comme un mode d'expression en sommeil. Il a même dit que la nouveauté, ce qui marchait, c'était les Guignols maintenant. Une émission qui a déjà plus d'un quart de siècles et qui, actualité oblige, a été qualifiée récemment de has-been. Sacré coup d'oeil.

Envoyé spécial de France 2 du 18 juin 2015

Il n'y a pas si longtemps, je me suis fait la même réflexion. Après tout Charlie Hebdo, c'était un journal de vieux avant le 7 janvier. S'il était dans une situation financière aussi difficile, c'est en partie parce qu'il n'a pas su renouveler son public. Zélium, pour lequel j'écris, connaît les mêmes difficultés. Avant les attentats de Paris, je me disais que l'avenir de la satire politique, c'était peut-être le podcast vidéo comme Minute Papillon ou Bonjour Tristesse. J'avais l'impression d'être assis sur une branche mourrante. Mais il y a des trucs qui je saurai faire avec un crayon qu'un podcasteur ne fera jamais avec sa caméra. Je produis du contenu de deux secondes. C'est à peu près le temps qu'il faut pour apprécier un dessin de presse, quand un podcast demande 5 minutes, voire plus. Et sur Internet, c'est long 5 minutes. Les rédacs chefs et les journalistes qui ont toutes les peines du monde à faire passer des longs formats ! Le dessin de presse a toute sa place sur un média qui privilégie l'instantané et l'émotionnel (ce qui n'empêche pas un bon crobard d'amener le lecteur à réfléchir, attention). Certains pure-players comme la Revue dessinée ou Urtikan font déjà du dessin de presse un de leurs points forts. Oui mais voilà, ce sont de jeunes pousses, alors que les médias les plus enracinés, les plus emblématiques du dessin de presse, se font essentiellement sur papier. Et c'est d'ailleurs ce qui les empêche, à mon humble avis, de renouveler leurs lecteurs.

"Ahbinouimaisbon, moi j'aime bien avoir du papier dans les mains, et puis on peut toujours l'acheter en PDF le journal"

Ahbinouimaisnon. Ce qui rend Internet magique, c'est la viralité d'un message. Quand il est relayé des milliers, voire des millions de fois Ce qui est impossible avec un PDF payant. Certes, la première solution qui apparaît alors, c'est la pub. Hors de question si on veut rester indépendant. Il y a d'autres voies à explorer. Comment l'industrie du cinéma et de la musique ont gardé la tête hors de l'eau malgré le téléchargement ? En vendant autre chose : de l'événementiel avec les concerts et les festivals, des goodies, des objets personnalisés... On peut faire pareil avec la presse satirique. Vendre des originaux, des dessins à la con imprimés sur des tee-shirts, des séances de dédicace avec du punch, faire du contenu semi-payant,...  C'est à ce prix là qu'on sauvera le dessin de presse... Et que même les pas bons, comme moi, auront le droit de mettre du pesto dans leurs pâtes les dix premiers jours du mois.

Une dernière chose. Depuis le 7 janvier, j'ai le sentiment de ne plus être has been avec mes doigts tâchés d'encre et mes cheveux gras de mec qui enchaîne un peu trop les allers et retours bureau-plumard sans passer par la case douche. Au contraire, c'est limite hype. Tous ces quarts d'heures de gloire à baratiner devant une fille... " Ouais, je fais un peu de dessin de presse ouais... Ça a été dur tu sais cette année avec ce qui s'est passé à Charlie Hebdo. J'lavais rencontré Tignous une fois, j'en pleure encore des fois, parce que je suis un sensible moi, tuwois... " Les gars, du fond du coeur, merci. Grâce à vous, les dessineux tiennent enfin leur revanche sur ces enfoirés de guitaristes qui ne maîtrisent rien d'autre que Seven Nation Army des White Stripes. Po, popo polopo poooo !

chope facile cartoonist 001

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Commentaires
D
Quand un dessinateur tombe un dessinateur sort de l'ombre à sa place<br /> <br /> <br /> <br /> Un dessin (maladroit) par jour pour Charlie sur mon blog.<br /> <br /> Bravo pour votre travail
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Caricactus, Le blog de Piet
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